Mercredi 24 mai 2023
Droit de grève versus droit du travail ?

À la veille de la manifestation nationale pour défendre le droit de grève et refuser le dumping social imposé par Delhaize, le patron de la fédération du commerce l’annonçait clairement : ce qui se passe chez Delhaize n’est qu’un début. Les restructurations dans le secteur du commerce vont se poursuivre. Arguments phares utilisés sans vergogne par le patron du commerce : les caissières belges coûtent 25 % trop cher (sic) et les conventions de travail qui prévoient des primes pour travailler le dimanche ou le soir sont une pratique du passé qu’il faut moderniser. C’est-à-dire faire disparaître…

La semaine dernière, les avocats des syndicats plaidaient devant le Tribunal de première instance de Mons contre les avocats de Delhaize. Nos avocats contestaient le fait que l’entreprise avait introduit une action devant une telle juridiction. Logiquement, un conflit collectif concernant des travailleurs et travailleuses ne peut pas se retrouver devant un tribunal, cela est régi depuis 1970. Les conflits collectifs sont en effet exclus de la compétence des tribunaux pour être traités dans les commissions paritaires sectorielles et devant les conciliateurs. C’est le principe de non-immixtion de la justice dans les conflits sociaux collectifs. Et c’est l’objet de la fameuse circulaire que le ministre Dermagne demande au ministre de la justice de renvoyer auprès de tous les juges du pays pour leur rappeler ce principe de base.

La Cour de cassation, dans son arrêt du 12 décembre 2022, a d’ailleurs elle aussi réaffirmé que les juridictions ne sont pas compétentes pour les conflits collectifs du travail.

Pourtant, la requête unilatérale déposée par Delhaize auprès du tribunal de Mons demande explicitement la levée des piquets de grève. Il s’agit de l’essence même du conflit collectif et de l’exercice du droit de grève. La justice devrait donc, en toute logique, refuser de statuer.

S’il n’y a pas de violence aux biens et aux personnes, les tribunaux ne doivent en effet pas intervenir. Et il n’y a clairement eu aucune violence de la part des grévistes de Delhaize. La seule violence dans le dossier Delhaize, c’est l’annonce des patrons de ravager la vie de 9.600 travailleuses et travailleurs. Une violence inouïe !

 

« Droit absolu au profit »

Mais la logique des avocats de Delhaize est en fait très claire. L’entreprise entend défendre « son » droit de propriété, « sa » liberté de faire commerce et un soi-disant droit « au » travail des travailleurs non-grévistes (droit qui n’existe pas !). Delhaize, en clair, érige en droit absolu un « droit au profit » qui en découle. Et face à cela, et toujours selon l’entreprise, le droit de grève ne pourrait s’appliquer. Le « droit au profit » serait supérieur à tout autre droit. Les tribunaux doivent selon eux le rappeler au monde du travail : « Le capital est tout-puissant. Résignez-vous ! »

Lorsque le patron de la fédération du commerce plaide pour la « modernisation » du droit du travail en se plaignant de la concurrence avec les Pays-Bas, il ne défend rien d’autre que le droit absolu au profit. Nos avocats ont rappelé au Président du Tribunal que le modèle de droit du travail défendu par le groupe Ahold Delhaize – qui est repris publiquement sur le site du groupe hollandais – est un modèle où des enfants de 14 ans sont payés 4,90€/heure.

C’est bien ça la modernisation souhaitée par le patronat : le retour au XIXe siècle ! Le même siècle d’ailleurs où l’article 310 du code pénal a été rédigé pour casser le droit de grève. On y revient…

 

Entrer pleinement dans le 21e siècle… ou retourner au 19e

Il n’y a pas d’atteinte au droit de propriété de Delhaize. Bien que ce soit les travailleuses et travailleurs de Delhaize qui aient permis à leurs patrons de constituer leur fortune, aucun d’entre eux ne revendique de titres de propriété de l’entreprise. Le droit de grève consiste uniquement à limiter temporairement le droit de propriété pour pousser à négocier lorsque les intérêts des travailleuses et travailleurs sont mis en péril. C’est l’essence même du droit de grève. C’est ce qui a permis au monde du travail et aux syndicats d’obtenir la journée de 8 heures, le suffrage universel la fin du travail des enfants, les congés payés… Des avancées qui ont incontestablement permis de sortir du XIXe siècle et de voir les corps se redresser. Des avancées que certains voudraient aujourd’hui voir reléguées aux oubliettes au nom de la « modernité ».

La droite, quand elle attaque le droit de grève et les syndicats, ne défend pas le droit du travail, mais le droit pour les employeurs d’exploiter les travailleurs et travailleuses.

La droite, quand elle attaque le droit de grève et les syndicats, ne défend pas le droit du travail, mais le droit pour les employeurs de faire du profit, toujours plus de profit.

Peu importent les conséquences pour les travailleuses et les travailleurs. Peu importent les répercussions sur leurs conditions de travail et de vie, sur leur santé physique et mentale, sur leur famille et sur leur vie…

Ce mercredi 24 mai, le Tribunal de première instance de Mons rendra son jugement. Nous saurons si la justice reconnaît que les travailleurs ont le droit de défendre pacifiquement leurs conditions de travail, et que ni la police, ni les huissiers, ni encore moins les actionnaires des entreprises n’ont le droit de les en empêcher.

Ou si la justice octroie aux patrons de Delhaize et à tous les autres du pays un permis de revenir au XIXe siècle…

Une carte blanche de Jean-François Tamellini initialement publiée sur le site du Soir.

Image Droit de grève versus droit du travail ?